19, 23 et 24/06, Théâtre Chaillot
Lancé il y a sept ans, le
festival Les Étés de la Danse est aujourd’hui
un évènement majeur de la saison artistique parisienne. Tous les ans, une
compagnie de renommée internationale est invitée à se produire sur la scène du
Théâtre Chaillot ou du Châtelet,
pour le plus grand bonheur des balletomanes. Après le vent de fraîcheur apporté
par le Miami City Ballet l’été dernier, la Paul
Taylor Dance Company et l’Alvin Ailey
American Ballet nous font ces jours-ci les honneurs de leur répertoire vivant
et inventif, avec une joie de danser et un esprit de liberté communicatifs.
Figure historique de la modern dance américaine, Paul Taylor (né en 1930) fut d’abord le
danseur de Merce Cunningham, George Balanchine et Martha Graham avant de fonder
sa propre compagnie en 1954. Il créera pour elle plus de 130 chorégraphies dans
un style très personnel, tantôt joyeux, tantôt sombre, de l’élégie à la farce, proposant
sa vision teintée d’humour de thèmes de société pourtant graves, de la violence
familiale à celle de la guerre. Chaque soirée présentant un programme
composé de 3 ou 4 œuvres courtes, je vous propose un classement des 9 ballets que j’ai eu le plaisir de découvrir cette semaine.
Les incontournables
Company B (Andrews Sisters)
J’avais découvert Paul Taylor
avec cette pièce interprétée par l’American
Ballet Theater au Sadler’s Wells en février 2011. Sur une bande-son crachotante
des années 40, de jeunes GI lutinent les filles : une insouciance affichée
sur fond de Seconde Guerre mondiale, dont on entrevoit les combats derrière eux.
La jolie Heather McGinley et l’attachante
Eran Bugge font fureur sur les
rythmes entraînants des chansons des Andrews
Sisters. Les ardeurs des garçons qui les courtisent semblent vouloir leur
faire oublier le drame qui se joue derrière ces jeux de l’amour.
Esplanade (Bach)
Donné en guise de final lors de
la première représentation, ce ballet vif et coloré se veut « une transposition acrobatique des problèmes
qui perturbent la vie de famille ». Les filles en robes multicolores
et les garçons en maillots moulants s’y poursuivent à une vitesse effrénée,
avec une telle vivacité qu’on perçoit à peine l’interface entre le moment ils
sautent en l’air et celui où ils se réceptionnent en roulant au sol un
instant plus tard. Michelle Fleet attire
tous les regards, un sourire rayonnant aux lèvres, comme si le l’œuvre lui avait été faite sur mesure.
Brandenburgs (Bach)
Paul Taylor a dansé dans la
compagnie du grand Mister B., George
Balanchine, et l’on serait tenté de croire qu’il a voulu lui rendre hommage
avec cette pièce à la géométrie virtuose et aux ensembles qui rappellent la
composition des ballets néoclassiques. Six danseurs en collants académiques émeraude
et trois danseuses en tuniques longues enchaînent les figures asymétriques,
fentes et attitudes, sur le classicisme parfaitement approprié des Concertos Brandebourgeois de Bach. Le découpage
incisif de l’espace et l’humour discret qui s’en dégage m’évoque Joyaux, tandis que le pas-de-quatre me rappelle
Apollon. Eran Bugge s’y montre à nouveau captivante.
Paul Taylor Dance Company, Company B © Paul B. Goode |
Les classiques
Beloved Renegade (Poulenc)
À l’écoute du Gloria de Poulenc, j’ai l’impression
confuse d’avoir déjà entendu cette œuvre quelque part. Gagné, le Gloria très noir de Kenneth MacMillan a bien été donné par le Royal Ballet en début de
saison. Paul Taylor construit lui aussi son ballet autour de la guerre :
dans un cadre idyllique porté par un chant religieux qui me fait imaginer un
Jardin d’Eden, filles et garçons batifolent avec une innocence infantile. Les tuniques démodées ajoutent un charme suranné à ce ballet,
dont la plus belle image reste celle où deux rangées de danseurs en
diagonale s’allongent en crescendo, laissant s’échapper un couple dans leur sillage.
Mercuric Tidings (Schubert)
Si je ne parviens à trouver ce
qui différencie cette pièce typiquement taylorienne de celles vues précédemment,
c’est peut-être parce qu’elle rassemble à la fois les qualités et les points
faibles de la compagnie. Des danseurs montés sur ressorts qui démontrent dans
chaque ballet une endurance remarquable, une joie de danser manifeste et des
filles au style très personnel, qui attirent chacune l’œil pour une raison
différente (ici Parisa Khobdeh pour sa beauté) alors que leurs partenaires ne se distinguent pas vraiment les uns
des autres. Un style parfois répétitif, mais jamais ennuyeux, toujours très
inspiré.
Aureole (Haendel)
Ce ballet abstrait est un mythe
dont on célèbre cette année le 50ème anniversaire. Les plus grands l’ont
dansé, à commencer par Paul Taylor lui-même, qui lui doit sa renommée
internationale. Deux hommes et trois femmes en blanc s’y croisent, légers et
bondissants tandis qu’ils traversent la scène avec ces sauts en ciseaux devenu
emblématiques. Le solo de Michael
Trisnovec sur le Larghetto du Concerto grosso en fa majeur de Haendel en
est sans doute le moment fort par sa sensualité et sa retenue. On peine
cependant à percevoir aujourd’hui tout ce que cette pièce avait de précurseur
lorsqu’elle a été donnée pour la première fois en 1962.
Les inclassables
Cloven Kingdom (Corelli / Cowell / Miller)
« L’homme est un animal social. » Partant de ce lieu commun de
Spinoza, Paul Taylor déploie son sens de la bizarrerie et de l’étrangeté dans
ce qui semble être un véritable patchwork de ballets rafistolés les uns aux
autres, sans lien ni logique apparente. Les filles en robes de bal aux couleurs
vives volettent comme des poules, les hommes en costumes de pingouin se roulent
au sol et se rassemblent en meute, révélant leur nature sauvage derrière la
sophistication de leurs tenues de grand soir. Loufoque et déjanté, ce ballet me
laisse perplexe, sans pour autant que l’amusement ne le cède à l’ennui.
The Uncommitted (Pärt)
Après les relations sociales que
l’on vient de dépeindre, cette œuvre renvoie une impression de solitude. Alors
que le groupe de danseurs vêtus de combinaisons simili-militaires semblait
homogène, un individu s’en détache, puis un autre, et des couples se forment avant de se déchirer lors de combats mimés. L’agressivité est latente, jusqu’à
ce que tous se séparent, laissant le sentiment d’une paix manquée tandis
que chacun retourne à sa solitude dans l’obscurité des coulisses. Confirmation
auprès du programme : Paul Taylor a voulu montrer « Un monde de brutes » où les
relations virtuelles auraient proscrit la chaleur humaine.
Big Bertha (Orgues de Barbarie)
Ce ballet non prévu initialement
est sans doute le plus violent que j’aie jamais vu, sur un thème très dur :
celui de l’inceste. Drôle d’idée de le programmer en matinée et sans
avertissement aux enfants potentiellement présents dans la salle (il pourrait
aisément être interdit aux moins de 16 ans). Une famille se rend à la fête
foraine et met une pièce dans la main d’une poupée automate, Big Bertha, inquiétante
super-héroïne androgyne en talons hauts interprétée par un homme. Avec sa
baguette, cette fée maléfique va jeter un sort au père de famille et le rendre
fou jusqu’à le forcer à violer sa fille, tandis que la mère se dévergonde pour
devenir une Carmen aguicheuse en bustier pourpre. Une fois ces trois vies ruinées,
l’immense poupée sort de son piédestal et s’empare du père qu’elle déguise grossièrement
en super-héros avant de le porter à ses côtés pour l’embrasser. Une pièce
marquante et dérangeante qui pousse à se demander quel atroce fait-divers ou
évènement traumatisant de sa vie personnelle a bien pu amener le chorégraphe à la
mettre en scène.
La Paul Taylor Dance Company est en résidence au Théâtre
Chaillot jusqu’au 28 juin. Prix unique : 45€ (30€ pour les abonnés). Malgré
le prestige de la compagnie, je regrette que le coût élevé des places cumulé à
l’absence de tarifs dégressifs ou de réductions de dernière minute soit quelque peu dissuasif, d’autant que la variété des programmes proposés chaque soir aurait
pu donner lieu à une formule forfaitaire pour les spectateurs intéressés par
plusieurs représentations.
L’Alvin Ailey Dance Theater sera au Théâtre du Châtelet du 25
juin au 21 juillet. Prix : de 15 à 80€.
Mille mercis aux Étés de la Danse et à Aymeric pour m’avoir
permis d’assister à ces représentations.
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